Une minute et demi

 

Entre deux crises de larmes, je revenais à mon corps, assis les pieds dans le vide sur la rambarde sous l’énorme platane. Mon regard déterminé à expier cette souffrance a croisé deux yeux bruns entre deux écouteurs bluetooth. 

Je replongeai dans un déchirement sans âges, soutenue par la météo pluvieuse et le parfum des reflux d’égouts dans le Canal du Midi. 

- Madame, ça va? 
- (je pleure) …. 
- Ça va pas? Je pouvais pas juste continuer de marcher. 

- Oui, ça va. (je pleure)   

Il retire une oreillette blanche sans fil de son oreille gauche. 

 -… je suis juste triste. 
Je m’empresse de le rassurer : 
- Mais ça va 

Il est resté debout à quelques pas de moi pendant que d’autres larmes roulaient sur mes joues. 

- Tu veux me dire? Ça fait du bien de partager. Qu’est-ce qu’il se passe? 
- Rien de grave 
- Tu es sûre? 
- Oui 
… (je pleure) 
- Alors qu’est-ce qu’il se passe? 

- C’est rien de grave. Je suis triste parce que….
Prise de sanglots, je pointe en direction de l’énorme bâtiment de la gare Matabiau.
-...mon ami, il est parti. (je repars en sanglots libérateurs) 

- Ah? C’est ça? 

Je me suis retrouvée à lui frotter le dos pour le rassurer


- Ça va aller,  c’est rien. Je suis juste triste. 

 Je me sens ridicule et en même temps quel soulagement de me laisser vivre l’intensité de ce désarroi. Je repense à la dame croisée chez le médecin une heure avant qui venait de perdre sa mère. 

- Tu es forte. Ça va aller tu vas voir . 

Je continue de pleurer, de rire en même temps. Éberluée par la tendresse de cette parcelle d’humanité qui m’est offerte tout naïvement. 
Il faut mettre ta capuche, ça sert à rien d’attraper froid en plus. 

Je ris . 
- Non ça va, j’ai pas froid. 
Je pleure. 
- Et fais attention, tu pourrais tomber 
Je regarde mes pieds qui pendent dans le vide, l’escalier en contrebas qui se jette dans le canal boueux, les déchets mouillés. Je pense: “Si je les ramassais aujourd’hui, est-ce qu’ils reviendraient demain? “ 

Je ris. Ses commentaires de maman désemparée me touchent. 
- Non, je vais pas tomber. 
- Il faut être forte. Ça va aller. 

Période de suspens. Dénudée et mal à l’aise, je cherche à lui donner le droit de continuer sa route: 
- Merci de t’être arrêté. Ça va aller. 
- Tu es forte. 

Il est reparti, et j’ai continué à goûter à ce chagrin qui m’avait ouvert une porte miraculeuse. 
Travail d’équilibriste, sentir sans s’accrocher. Laisser la vague me porter. 

Je m’allège. Je me laisse pleurer jusqu’à m’apaiser tranquillement en bénissant ce jeune homme au coeur d’or de m’avoir offert cette minute et demi qui a illuminé mon coeur. 

D’une simplicité, d’une puissance. 

Il m’a vue, il s’est arrêté. 
Sa maladresse était d’autant plus touchante. 
Il m’a vue, il s’est arrêté et m’a offert son humble humanité désemparée. 

Je suis prise de philosophie: 
Je regarde les gens courir sous la grisaille. Je repense à Lana qui voulait me faire chanter : Les passants courent, les passant frayent, où donc vont-ils? 

Mon esprit s’éclaire: Les personnages de mon univers ont besoin d’être vus. D’être aimés comme ils sont. Ils continueront à courir sous la grisaille après je ne sais quoi, aveugles au chant des saisons, tant que je ne les aurai pas considérés. 
Il ne leur en faut pas tant que ça, juste une minute et demi pour que leur coeur chante à leur tour. 

Je remercie ce jeune maître pour l’excellence de sa démonstration. 
Je demande d’apprendre à oser regarder, surtout, à oser m’arrêter la prochaine fois. Prendre une minute et demi pour dire:  Madame, ça va? Ça va pas?

              Une minute et demi - Septembre 2022

 

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