Deuxième partie: Monastère
30-octobre-2024 j28
Réveil
Köhl
Broyer du noir
M’en mettre plein les yeux
J’ai vu la nuit…
et j’en suis revenue.
[…]
C’est moins pire de jour,
je pourrais presque m’y habituer.
Me reviennent en écho des phrases-conseil, glanées en route. Odette me souffle “Don’t settle for less!”, et Clovis me dit, avec un clin d’oeil: “The squeaky wheel gets the grease.”
Oser demander. Le mantra tourne dans ma tête, un rappel que c’est à force d’oser qu’on reçoit. Il serait peut-être temps de mettre les conseils que je donne en pratique. Alors, Sophie, marche ta parole et pray what you preach.
Je me fais roue grinçante et redemande jusqu’à être bien huilée:
- Roya, où puis-je rester? Qui peut m’accueillir? Je cherche un lit douillet pour mes règles à venir.
Je me prends un petit temps Soulspeak. Soulspeak, c’est un moment d’écriture de ma journée où je canalise mes guides, mon âme, l’amour, peut importe comment vous nommez cet espace de connection à une sagesse plus grande que soi.
Partons d’ici. Ça peut dire plusieurs choses. De toute façon, il faut toujours commencer d’où on est, donc partir, ou à partir d’où on est.
Quitter un état, se mettre en marche, en mouvement,
vers un autre état transitoire
jusqu’à la prochaine pause.
Alors, si la pause est finie, partons d’ici et laissons la vie nous guider.
Jêune, quête de vision…aujourd’hui, tout est sacré.
Tout est permis si tu t’autorises à demander.
Breathe in, breathe out…
Y’a de la colère dans ton cocktail, on s’en réjouit. Puisses-tu l’accueillir comme l’enfant prodigue qu’elle est, lui pardonner ses absences, lui pardonner ses errances.
Un noeud dans ton plexus, tu questionnes ta présence ici et tu oublies que le simple fait d’être là te légitimise déjà. Essaie de jouer avec cette matière qui t’est offerte..à partir d’ici.
[…]
Alors, si tout est permis, je m’en vais demander au Monastère d’y rester. Pourquoi pas? Rien à perdre, et le jeûne me met dans un espace d’entre deux, où je questionne ma réalité habituelle. Les monastères, c’est pas supposé être un lieu pour les pèlerins?
C’est idée me vient d’un souvenir marquant. Lors d’un voyage au Liban avec mon père, nous avions visité un monastère. À la fin de la visite, il avait demandé aux sœurs de nous nourrir. J’avais été gênée : Ça ne se fait pas ça, papa! Voyons ! Mais il avait répondu avec assurance : C’est leur devoir d’accueillir et de nourrir ceux dans le besoin ! Et il avait raison : nous avions été bien reçus. Ce souvenir m’encourage. Peut-être que ça fonctionne encore comme ça en France ?
En attendant, il est 8 heures et le monastère ouvre à 10h.
Je décide d’aller m’aérer le cerveau, et qui sait, de repérer un spot de repli si les monastères français ne sont pas aussi accueillants que ceux du Liban! Quitte à dormir dehors, et je préfère la compagnie des arbres et des abeilles à l’appartement rance où j’ai passé la nuit.
Garrigue, guide-moi!
Je sors de l’appart et me dirige vers les marches qui piquent vers la colline.
Une fontaine roucoule au pieds des marche. C’est une particularité que j’adore dans les villages de montagne français. Pour moi, de l’eau de source qui sort des murs, c’est une grande richesse. Gravé dans la pierre à côté: Eau non-contrôlée.
Encore heureuse qu’elle puisse couler libre, la source!
Je me remplis un litre de liberté et me mets à escalader les marches en pierre abruptes qui donnent son charme à ce village perché.
Un petit chien qui m’aboie dessus m’effraie. La voisine l’amadoue avec ses restants d’hier.
— Bonjour!
— Ça monte vers des randonnées?
— Oui, oui, c’est par là!
Je continue mon chemin. Je grimpe, grimpe dans la caillasse et les oliviers.
Je passe à côté d’un mignon jardin donnant sur un mignon appartement. Sur les portes, les classiques auto-collants des militants français avec une twist en Italien, spécial Roya: “Siamo tutti antifascisti”
Sans que je puisse expliquer pourquoi, l’endroit m’attire. Si j’étais plus…moins conditionnée à la propriété privée, j’ouvrirais la porte et je m’y projetterais, comme si c’était ma petite cabane à moi. Je suis rapide à souffler sur la flamme de ce rêve. Quand même, Sophie. Je continue mon ascension.
La vue se dégage.
Les cloches sonnent 8h30. Je commence à sentir la faiblesse de ne pas manger, ma langue est pâteuse.
je sens que la journée va être longue.
[…]
Mes pieds accrochent des touffes et des talles de thym et de sarriette. L’air se remplit de leur parfum.Ça, ça me fait du bien.
– Tiens, je pourrais m’arrocher à ça! En cueillir pour refaire mon stock d’herbes de Provence.
Mon autodiscipline me l’interdit tout de suite et la décision est sans appel:
– Tu es en jeûne, ne cherche pas à te divertir.
Je marche, je marche, ça je me l’autorise.
Je ressasse, désoeuvrée.
C’est tellement moins fluide que je l’avais espéré.
En chemin je tombe sur deux petites cabanes de berger où d’autres humains et plusieurs rongeurs ont manifestement trouvé refuge. Ce sont de vieilles cabanes en pierre, froides. Je pense à y dormir par dépit, mais à chaque fois, des plantes agrippent ma veste de laine comme pour me dire: N’y va pas. Bon, okay, je lâche l’idée.
La nature parle à ceux qui souhaitent l’entendre. Le mois passé, pendant la dernière quête de vision, je m’étais perdue dans la forêt et c’est aussi elle qui m’avait guidée pour retrouver mon campement.
“Stand still. The forest knows where you are. You must let it find you.” Lost by David Wagoner
Fatiguée, je me dirige à travers la garrigue vers le bord de la falaise, et me concentre sur la chaleur du soleil. Octobre et il fait chaud. Je m’assieds, j’enlève mes laines et laisse ma peau absorber le soleil…
Qu’est-ce que je ne comprends pas?
[…]
La tranquillité du ciel bleu des Alpes-Maritimes est troublée par un faucon qui le traverse en flèche sous mes yeux.
Il me sort de mon tumulte. Quelle était ma dernière pensée? Ah oui. Monastère. Merci faucon. Je me remets en mouvement. Les cloches sonnent 9h30.
Je redescends. À mi-chemin du retour vers le village, je suis appelée par un arbre, un peu à l’écart de la piste. On dirait un Cyprès qu’on n’a pas taillé, ou un cèdre du Liban. Je m’en veux de ne pas le reconnaître clairement. Il s’étale d’une façon majestueuse et ses branches collées au roc de calcaire touchent le sol, créant un abri. Je m’y sens bienvenue, protégée.
Je sens un poids se soulever de mes épaules. Je ressens sa présence comme un ami. Je prends une profonde respiration. Je me pose un instant en sa présence, m’assois et chante, en offrande. C’est ici que je reviendrai si je ne trouve rien de plus chaleureux.
“Stand still. The trees ahead and bushes beside you are not lost.”
J’envoie un message vocal à celle qui m’a loué l’appart pour l’avertir que je ne resterai pas toute la semaine. Merci pour le prix “d’ami” mais je préfère dormir dehors.
Autour de moi, j’entends une source couler. Dans le jardin en contrebas, il y a un plaqueminier rempli de kakis. Et encore plus bas, l’imposante et harmonieuse architecture du monastère. pray what you preach
Je suis une route pavée en pierre naturelle qui mène au monastère, à ma gauche. En face, une fontaine. Je re-remplis ma bouteille de liberté.
Je traverse la pelouse où un homme en chemise bleu parle au téléphone en Italien. Les cloches sonnent 10h30. J’entre dans la…billetterie.
Une voix derrière moi:
- Bonjour, comment puis-je vous aider?
Je me retourne et reconnais l’homme en chemise bleu
- Je veux…
J’hésite. Là je commence à être gênée et à me trouver un peu folle, de croire que je pourrais juste me pointer comme ça et être hébergée. […] Allez, ose!… Je veux…. Je bande mon arc, laisse partir une flèche:
- …savoir si c’est possible de dormir ici ce soir.
Voilà, j’ai dit. Quel culot! Il lève les sourcils, surpris. J’ai l’impression que ma question résonne dans la pièce en pierre. Respire, Sophie.
- Ben…non. Ici, c’est un monument national. Et les résidences d’artiste, c’est de deux semaines à un mois. Il faut faire la demande au moins deux mois à l’avance. Vous pouvez demander pour février.
- Très drôle, mais moi, c’est ce soir que je veux y rester….Je ne me sens pas bien dans l’endroit que j’avais loué, as-tu une idée d’une autre place où je pourrais dormir cette nuit?
Je tire une autre flèche, avec un visou flou. Je ne sais pas expliquer que ce que je cherche, c’est une expérience humaine.
Il commence par me faire une liste des hébergements classiques, ceux que je veux fuir. Je pense qu’il perçoit à mon manque total d’enthousiasme en réponse à ses propositions que ce n’est pas ce que je cherche.
- Sinon, j’ai une amie à Breil qui a une grande maison familiale et ses parents sont partis. Je vais entrer en contact avec elle pour lui demander si elle peut t’accueillir.
Une once d’espoir. Ça me fait du bien de sentir son soutien et sa confiance, de sentir qu’il essaie vraiment de m’aider. Je lui laisse mon numéro de téléphone pour qu’il puisse me contacter si une opportunité surgit.
- Sinon chez moi il y a la chambre de mes enfants, tu pourrais aussi rester là si tu ne trouves rien d’autre. Enfin, les enfants ne sont pas là, évidemment. Moi je m’appelle Andrea, et toi?
Je sens qu’il a hésité à me dire pour la chambre, et je ne veux pas m’imposer. Je ne saute pas sur sa proposition, déjà que je trouve ça tellement sympathique de sa part d’essayer de m’aider.
- Tu veux pas aller visiter le jardin? C’est beau !
…Honnêtement, je voudrais bien, mais l’idée de payer pour aller m’asseoir dans un jardin où les pèlerins ne peuvent pas dormir dérange mon orgueil et j’ai un sentiment de manque et d’urgence qui m’habite tant que je n’ai pas trouvé le lieu où poser mon sac.Ça, c’’est ce que je me fais croire. En vrai, les sensations d’urgence et de manque m’habitent même quand je pose mon sac.Il est à peine 10hrs du matin mais j’ai l’impression que mes heures sont comptées avant la tombée de la nuit.
- Tiens, vas faire un tour!
Andrea m’imprime un billet.
Sa sollicitude me fait sentir un peu misérable et en même temps je suis touchée de la générosité qui émane de lui.
Par ce petit geste tout simple, ma journée prends un tournant expansif. C’est fou ce qu’un peu de générosité peut faire à mon coeur d’humaine affligée.
J’accepte le cadeau et entre dans le cloître.
Gazouille gaiement
Je ressors de l’autre côté du cloître dans un jardin bien entretenu et gazouillant. Tellement bien entretenu et gazouillant qu’y gazouille même gaiement une tondeuse. C’est raté pour l’ultime tranquillité, mais le lieu est harmonieux.
Dans ma tête aussi, gazouille gaiement une tondeuse d’anxiété. Je sens que mes manques affectifs commencent de plus en plus à se faire sentir à travers le jeûne. Ça avait été semblable le mois passé aussi. Ce qui me manque, quand je ne mange pas, en premier lieu ce n’est pas la nourriture, c’est la tendresse des gens et le lien humain.
Sauf que le mois passé, j’étais installée pour le rituel de quête de vision dans la forêt, et la question de C’est où, chez nous? se posait moins, installée sous ma bâche. Je me sentais aussi très reliée aux 7 autres personnes qui faisaient le processus en même temps que moi, éparpillés un peu partout dans la forêt.
Je m’installe sur un banc au fond du jardin, le coeur tout endoloris du stress des derniers jours. Dans cette semi-ombre d’un arbre qui perd ses feuilles, mes pensées commencent à décanter. La tondeuse s’est arrêtée.
Je perçois mieux le chant des oiseaux, je prends note de toutes les plantes qui m’entourent, verveine, mélisse, sauge ananas. Il y a des papillons qui me chatouillent la vue.
Tranquillement, je commence à refaire la paix avec l’impermanence. S’il m’est offert un jardin ensoleillé plein d’oiseaux pour me recharger, j’en profite pendant que c’est là. Je me recharge et j’écris.
Des maisons vides. Je cherche encore la clé qui fait fleurir la vie dans mon antre désertée.
Habiter une maison
Habiter mon espace
Habiter mon temple
au lieu de tuer mon temps.
Chaque instant est une opportunité de m’habiter.
Encore et encore, c’est ce message que je reçois. “HABITE!”
En habitant, c’est moi qui répand mon amour dans un espace. C’est moi qui ouvrirai les portes aux pèlerins.
Et là je ressens le message dans mes cellules, dans mon CORPS, pas juste dans mon cerveau: Je suis en train de me préparer à habiter. Aussi éloignée que je puisse en paraître, dans un pays où je ne pense pas m’établir, où j’ai décidé de suivre un cours qui s’étale sur 9 mois, je pense aux têtards et au processus de saut quantique qui leur permet de muter à une vitesse épatante.
Andrea vient me voir. Je le sens pressé de retourner à son poste.
- Mon amie m’a répondu. Elle ne peut pas t’accueillir, je suis navré. Mais tu peux demander à Anna, qui a un gîte, ou à Aléa, qui vit dans une grande coloc’ où ils sont que deux à habiter maintenant. Ce sont les jardinières d’ici. Si tu les croises, demande-leur.
- OK, merci, Andrea. Et merci pour le jardin. Ça me fait vraiment du bien d’être ici.
Je ris de l’ironie de mon soudain intérêt pour madame Tondeuse Gazouillante. Par contre, la tondeuse s’est tue et j’ai peur qu’Aléa soit déjà repartie.
Ouf! Je la vois là, dans l’escalier affairée à ranger ses outils. J’invoque le faucon de ce matin, prends mon courage à deux mains, bande mon arc, vise:
- Bonjour! C’est toi, Aléa? Je cherche un endroit où dormir ce soir et Andrea m’a dit que peut-être chez toi, il y avait de la place...
Je retiens mon souffle. Voilà. La flèche est partie. J’ai osé.
***
Stand still. The trees ahead and bushes beside you
Are not lost. Wherever you are is called Here,
And you must treat it as a powerful stranger,
Must ask permission to know it and be known.
The forest breathes. Listen. It answers,
I have made this place around you.
If you leave it, you may come back again, saying Here.
No two trees are the same to Raven.
No two branches are the same to Wren.
If what a tree or a bush does is lost on you,
You are surely lost. Stand still. The forest knows
Where you are. You must let it find you.
From Traveling Light: Collected and New Poems. Copyright 1999 by David Wagoner.